Presse et Minitel : premiers pas vers les services en ligne
Tout débute à la fin des années 1970. La France souhaite se doter d’une nouvelle technologie, la télématique, née de la rencontre entre télécommunication et informatique. Cette technologie se concrétise sous la forme d’un boîtier muni d’un écran et d’un clavier, le tout raccordé au réseau téléphonique.
Il s’agit évidemment du Minitel, cette invention franco-française, qui sera pour la presse la première occasion d’innover en dehors du papier. Les premiers services de presse en ligne sont nés de cette volonté de moderniser le pays. C’était il y a près de 40 ans, bien avant Internet, bien avant les réseaux sociaux et la 5G.
Informatiser la société, moderniser la France
D’abord inquiets par l'émergence de ces nouveaux services télématiques, les groupes de presse y trouvèrent finalement un moyen d’étoffer et de diversifier leur offre.
A l’époque, le terminal, qui servait à se connecter et à interagir avec les serveurs, était bien souvent le deuxième écran du foyer, après le poste de télévision. C’était l'ère des tubes cathodiques, des combinés filaires, et des répondeurs à cassette.
Évidemment, pour les journaux, il était question de proposer des actualités aux usagers. Mais ce fut aussi l’occasion d’inventer les premiers services interactifs et de rendre accessibles aux français des informations centralisées sur des banques de données: météo, annuaires, horaires, résultats sportifs, informations financières, etc.
La prise de renseignements sur les entreprises via les fameux 3615, comme on le ferait aujourd’hui sur Infogreffe, en faisait partie. Ce fut également les prémices des petites annonces en ligne. Et certains groupes de presse firent partie de ces pionniers. Denis Perier de la Gazette du Palais, docteur en droit et journaliste, en témoignait dans son livre “Dossier noir pour minitel rose”.
Au début des années 2000, Internet finit par avoir raison de cet objet et le relaie au rang de relique. Malgré tout, celui-ci est toujours présent dans la culture populaire tant il a marqué sa génération. En témoigne la diffusion de la série 3615 Monique sur OCS. Des passionnés nostalgiques tentent même de lui donner une seconde vie en marge des smartphones et autres tablettes.
Pour les journaux c’est la crainte de disparaître
L’hégémonie de l’Etat quant à la diffusion et la centralisation de l’information via la télématique sont vivement critiquées. Et ce, à juste titre. Car techniquement l’ensemble du système repose sur un acteur unique en situation monopolistique.
La presse, qui craignait que cette infernale machine engendre la fin des rotatives, fut finalement préservée à renfort de lobbying et surtout grâce aux systèmes de messagerie.
C’est le quotidien Ouest-France et son patron qui ouvrent les hostilités dès 1979, critiquant ouvertement la technocratie et le cruel manque d’équité dans cette volonté de l’Etat d’instaurer un nouveau média qui entrerait en concurrence avec la presse.
Les syndicats FNPF et USPQR dénoncent à leur tour les menaces que la télématique fait planer sur la presse écrite.
Le quotidien La Montagne estime alors que le Minitel apportera le coup de grâce à l’imprimerie et qu’il mettra un terme aux journaux.
Ce que redoute la presse, c’est l’effondrement de ses recettes en provenance des annonces et de la publicité dont le minitel pourrait s’emparer. Pour se faire entendre, elle fait valoir l’importance du pluralisme et de la liberté d’expression au sein de la démocratie.
Elle sera entendue par le président Valéry Giscard d’Estaing et obtiendra une place privilégiée dans le développement de la télématique.
Un modèle rentable pour les éditeurs
Le système télématique fonctionne sans abonnement. Le commerce électronique n’existait pas, la publicité en ligne non plus, la VPC et les catalogues avaient encore de beaux jours devant eux. Le modèle économique ne reposait alors que sur le temps de connexion. Il s’agissait donc de maximiser la rétention de l’utilisateur sur le service pour faire fructifier l’affaire.
Et quoi de mieux pour garder l’utilisateur connecté le plus longtemps possible, qu’une messagerie en ligne? Le chat est inventé. Le minitel rose en est son meilleur exemple.
Quelques acteurs majeurs de l’époque relatent des records de connexion s’élevant à plus de 70 heures consécutives! Certains éditeurs ne se trompent pas et savent tirer profit de cette manne.
Le terminal dans sa version basique peut être obtenu gratuitement mais le tarif à la minute peut vite se montrer exorbitant. L’addiction se paye très cher.
Du côté des fournisseurs de services, les machines sont parfois rentabilisées dès la première journée de mise en service. Les éditeurs de presse qui ont compris l’intérêt d’investir dans la télématique touchent le jackpot. Le journal papier qu’ils défendent tant n’a jamais été et ne sera jamais autant rentable que ce nouvel Eldorado.
Finalement une aubaine pour les groupes de presse
En février 1984, et pour faire suite à la demande des sociétés de presse, le kiosque fait son apparition sur le télétel. Celui-ci instaure une surtaxe du numéro avec une répartition des revenus établie à 40% pour les PTT (qui deviendra France Télécom), 60% pour la société d’édition. Le gâteau est donc réparti entre l’Etat et la presse qui obtient l’exclusivité du kiosque.
En se connectant à un 3615, l’usager entame une connexion facturée à la minute. Au plus la connexion au serveur est longue, au plus la facture est salée. Pour les fournisseurs de service et pour l’Etat, cela signifie plus de profits.
Pour obtenir le graal, ce numéro payant, il faut être inscrit à la commission paritaire des publications et agences de presse : la CPPAP. Autrement dit, pour devenir un opérateur officiel du minitel, il faut être un journal.
Ainsi, des éditions fantômes tirées et distribuées à quelques dizaines ou centaines d’exemplaires voient le jour. Le support papier n’étant qu’un prétexte pour s’inscrire à la commission paritaire et obtenir le précieux sésame pour ouvrir une messagerie coquine. Avec en bonus, la carte de presse qui offre certains avantages fiscaux.
Les périodiques ayant pignon sur rue ne sont pas en reste : Le Nouvel Obs, Libération, le groupe Amaury avec Le Parisien Libéré, etc. Tous veulent profiter de ce juteux marché qui donnera naissance à de véritables fortunes.
Le 3615 Aline et autres activités télématiques du Nouvel Observateur engendrent jusqu’à 30 millions de Francs par an. Chez Libé, la locomotive des services de presse en ligne se nomme 3615 Turlu. La rentabilité des services Minitel est colossale. Alors, les numéros d’inscription à la commission paritaire se revendent pour transformer un périodique quelconque, en un prospère minitel rose.
Un usage controversé
Du côté des Dernières Nouvelles d’Alsace, Gretel se porte bien. Très bien. Des records de connexion y sont battus : des centaines d’heures pour un seul utilisateur en un mois, des factures de téléphone à 4 ou 5 chiffres en Euros!
Xavier Niel, pour n’en citer qu’un, aujourd’hui copropriétaire du Monde, y bâtit les fondations de son empire. Sa société, et celles de concurrents, proposent à la presse écrite ainsi qu’à la radio, des prestations informatiques pour capter l’audience du minitel.
En 1998, son groupe affiche un résultat net de 10 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 48 millions.
Annuaire inversé, horoscope, jeux, rencontres, pornographie, tout y passe. A tel point que certains voient en l'État un fournisseur de matériel pour le proxénétisme. Des poursuites sont même engagées à l’encontre de certains directeurs de la publication.
Parfois, les conversations sur les messageries sont entretenues par des employés dans l’unique but de tenir en haleine des hommes et des femmes en quête d’amour ou d’expériences libertines.
C’est aussi le début des trolls, des usurpations d’identité avec le ”vol de pseudonyme”, du bashing, et des rumeurs. Bientôt les fake-news? Internet n’a strictement rien inventé! Sur les chats de rencontre, les mots sont crus, les échanges sont directs. Pas de temps à perdre, le compteur tourne.
Des hommes et des femmes y voient une facilité d’accès à la prostitution. On parle même d’annonces à caractère pédophile. Pour les usagers, le sentiment d’impunité et d’anonymat bat son plein.
Une partie de la presse s’est financée sur le dos du gros cube gris qui trônait à côté du téléphone, jusqu’à son déclin. Il se dit même qu’il aurait sauvé certains journaux.
Le minitel a peut-être retardé l’émergence d’Internet en France, mais il aura permis aux français de s’initier au numérique, d’en appréhender ses dérives et de se doter de la CNIL. Quant à la presse, elle aura prouvé qu’elle pouvait faire coexister papier et numérique en inventant de nouveaux services de presse en ligne, et permettre l’informatisation de la société.
Si les nouveaux arrivants et prestataires informatiques ont su négocier aisément le virage d’Internet à l’instar du fondateur de Free, les journaux ont rencontré plus de difficultés. Ils bénéficiaient, avec le kiosque télématique, d’un monopole et d’un modèle économique très avantageux, qu’Internet et son atomisation n’a pas pu leur apporter.
Pour conclure, le minitel n’aura jamais fait aucune ombre aux journaux. Au contraire, il aura apporté un nouveau souffle à la presse, avant qu’elle ne doive affronter Internet, Google, les réseaux sociaux et les pure players.